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« MARS 2221, roman » (chap 18 : « Une petite qui frétille »)

 

 

18. Une petite qui frétille

 – NOM DE DIEU, Li-Heung !!! Soit le détecteur thermique déconne, soit ils ont le don d’ubiquité ces enfants de salauds !!! Mon désintégrateur a presque plus rien dans le sac !!! LI-HEUNG !!! TU ME REÇOIS ??? Li-Heung ??? Réponds fils de ta mère !!!

La porte s’ouvre, la lumière s’allume, précédant une voix ensommeillée.

– Que se passe-t-il, monsieur Calmann-Lévy ? Ces vilains communistes recommencent à vous faire des misères ? On vous a pourtant donné votre bonbon du soir ? Ne me dites pas que… monsieur Calmann ! Que fait ce comprimé de Lopramédazolam au fond de votre pistolet ? C’est malin, maintenant qu’il a trempé dans le pipi je vais devoir aller vous en chercher un autre ! Comment espérer combler le trou de la Mutuelle Interplanétaire avec des patients tels que vous ? Je ne suis pas contente, vous savez ! Mais alors pas du tout ! Le professeur Kembaçkuk ne sera pas content non plus lorsque je lui ferai part de cette nouvelle excentricité.

La voix repart d’où elle est venue en continuant de vitupérer.

J’admets que les cauchemars du vétéran de la 7ème guerre d’indépendance taïwanaise commencent à me plaire à moi aussi. Terra années 2000 ou Mars 23ème siècle, les us et coutumes dans les CHU ont pas évolué d’un iota. Clodo ? Ok la Sécu te prend en charge à 100% mais comme t’as pas la petite enveloppe qui va bien à glisser dans la fouille du médecin de garde, pour la chambre individuelle tu repasseras. C’est pas une malheureuse triple entorse à la cheville avec écrasement des cartilages, assortie à l’étage supérieur d’une commotion cérébrale de rien du tout qui va changer la donne. Résultat je partage ma chambre d’accidenté du travail clandestin avec un centenaire gâteux.

Ça m’apprendra à descendre un escalier correctement. À ce que je me suis laissé dire, m’ayant ramassé inconscient en bas des marches, le Valbueno, soucieux d’éviter toute publicité sur ses activités para culturales, m’a fait rapatrier dare-dare au rez-de-chaussée. À l’heure qu’il est, les pompiers essaient toujours de comprendre comment on peut se mettre dans un état pareil en se baissant pour ramasser des pommes de terre.

L’infirmière se repointe, armée d’un cacheton de rechange et d’un verre d’eau tiédasse.

– Allons, monsieur Calmann-Lévy, ouvrez grand la boubouche et dites « aaa ». Parfait. Quelques gorgées pour faire glisser… Lentement… Il ne manquerait plus que vous me fassiez une fausse route comme la dernière fois ! Vous vous souvenez ? J’y étais allée un peu fort en vous tapant dans le dos et voilà qu’on ne retrouvait plus votre dentier ! Lààà, le beau gros rototo ! C’est bien, je vais vous remonter vos oreillers pour la peine… Et maintenant on va oublier les vilains communistes et faire de jolis rêves de paix sur la terre – et sur Mars, hi hi – pour les hommes de bonne volonté, d’accord  monsieur Calmann ? Allez, j’éteins la lumière.

En sortant, l’aspirante bienheureuse passe à côté de mon pieu. Elle compatit.

– Il vous a réveillé, pauvre jeune homme !

– Un petit peu mais comment lui en tenir rigueur, à ce brave adjudant-chef !

– Ah il vous a dit ? C’est qu’il ne se confie pas à n’importe qui sur sa carrière militaire, vous savez ? Allons, essayez de vous rendormir à votre tour. Le professeur passera vous examiner demain matin. Je crois qu’il est satisfait de votre dernier scanner.

 

la suite demain s’il en reste

« MARS 2221, roman » (chap 17 : « Des fleurs, des feuilles et des branches »)

C’est pas qu’ils sont méchants sur France Culture. Ils font ce qu’ils peuvent, si vous voyez qu’est-ce je veux dire (en franceculturien dans le texte). À les en croire, ils sont « l’esprit d’ouverture ». Genre en ce moment l’esprit ouvre sur le « polar ». Sa spirituelle vision du polar, à l’esprit d’ouverture. Exemple hier mardi 15 octobre vers 13h 30, entre « Les midis » et « Les pieds sur terre »,  alors que je terminais mon camembert j’ai entendu une voix mâle et sexy en diable, onctueuse comme mon camembert vanter le plaisir incomparable de « se faire peur ». Le bg conviait les franceculturistes intéressés à le suivre « dans la pluie glaciale », se choper des « sueurs froides » et patauger dans des « mares de sang ». J’en ai mangé la croûte de mon camembert. Bon mais foin de culture franceculturelle, le présent chapitre de « MARS 2221, roman » cause culture pour de vrai. La culture de la washmeuh pour être précis.

17. Des fleurs, des feuilles et des branches

– E…Excusez-moi ! La chaleur… J’ai dû m’endormir…

Le mec chasse une mouche invisible et passe direct à la question qui le préoccupe.

– Juvénal Valbueno. Tyler prétend que vous vous y connaissez en chanvre indien. On va voir ça tout de suite. L’égourmandage, ça vous dit quelque chose ?

– Paraît que ça marche pour les tomates. S’agissant de la beu, c’est une hérésie.

À travers nos visières respectives je vois ses yeux s’agrandir.

– Une hérésie, vraiment ?

– Vraiment. À moins que vos clients s’éclatent à méfu de la salade.

Gêne palpable de mon interlocuteur. J’enfonce le clou.

– Hé boss ! Un joint c’est pas un cigarillo ! Dans la beu c’est la tête qui fait tout. Une bonne grosse tête bien dodue, bien velue qui craque sous les doigts du rouleur, libérant son arôme généreux…

Les siècles ont passé mais branchez moi fumette et direct je retrouve l’enthousiasme de mes premiers pétards. Ganja, marijuana, kif, pot, weed, kaya, des mots si doux à mes oreilles ! Les siècles ont passé, dis-je, et comme prévisible, malgré les promesses qui ressurgissent à chaque campagne électorale, sur Mars comme ailleurs, la culture de l’herbe est toujours tricarde. Mais je tombe des nues au constat qu’il y a pire : qui dit « égourmander » dit priver la plante des tiges secondaires, voire tertiaires qui, à terme, produisent les précieuses sommités défonçantes.  Au profit du développement des feuilles. Les feuilles ! Doux Jésus ! Jésus qui, à en juger par la puissance de son délire devait y aller à fond sur le « sénevé », première orthographe de « chènevis » = cannabis. Il n’est pour s’en convaincre que de lire sa fameuse parabole.

C’est pas que ce soit 100% inintéressant à fumer, une feuille de beu, m’objecterez-vous. Sous réserve qu’elle ait été prélevée sur un pied femelle ! Délicate, fine, gracieuse, féminine quoi. Pas un grossier bifteck mâle sans le moindre potentiel psychotrope… Je l’ai dit, à Cerny on était prompt à déguster les prémices de notre récolte – vision fugitive de Kurt, vidant sa poêle de « française » torréfiée à souhait sur la table de la cuisine – mais les « fricassées » c’était en attendant de faire tomber les têtes pire que Robespierre !

Valbueno a aucune intention de perdre la face devant Tyler. Il me saisit par le coude et m’entraîne un peu à l’écart.

– Parce que vous pensez que…

– Un peu que je pense que. Faites le test. Arrêtez votre égourmandage criminel et laissez au contraire ces délicates branchettes prendre de la vigueur. Vous m’en direz des nouvelles.

Pendant que l’ingénieur essaie de se gratter le front mais c’est pas facile à cause des gants et de la visière, j’échafaude mentalement une théorie touchant à la régression culturale renversante dont je suis témoin. Se pourrait-il que, pendant mon sommeil forcé, face à la surenchère des labos hollandais ou californiens dans le surdosage en THC de leurs produits, les pouvoirs publics mondiaux aient exigé de leurs distingués légistes un tour de vis supplémentaire ? Déclaré une guerre sans merci à la « Hawaïan Skunk», la « Mango Kush », l’« Amnesia » qui causaient trop de ravages sur les neurones de notre belle jeunesse ? Était-ce que pourchassés jusques au fond des caves de leurs HLM étroitement surveillés par les Forces du Bien, les misérables loques qui persistaient à adultérer leur tabac – quand il en restait encore dans leurs spiffs – en avaient, de génération en génération, oublié jusqu’aux fondements sacrés de l’élevage de la washmeuh ???

Juvénal Valbueno m’arrache à mes conjectures. Sa décision est prise.

– Si Tyler accepte de faire sans vous en bas, vous prenez vos fonctions immédiatement.

Un peu que Tyler accepte de faire sans moi ! Trop content d’avoir réussi à redorer son blason d’entremetteur patenté, il croise juste les doigts pour que je me montre à la hauteur de la situation. Pendant qu’il décarre, Valbueno me désigne l’escalier.

– Je vous donne carte blanche. Descendons à la plantation, voulez-vous ? Attention, l’humidité ambiante rend l’escalier un peu gliss…

L’avertissement me parvient trop tard.

demain chap 18 : « Une petite qui frétille »

« MARS 2221, roman (chap 16 : La poutre dans ton œil (suite et fin))

résumé : embarqué dans une nouvelle remontée hippocampique, le narrateur revit ses expériences de projectionniste au Palais des Sports de la Porte de Versailles dans les années 1970…

Rudolf et ses petites burnes perdues dans sa grosse coquille ! J’en rigole encore, assis peinard à dix mètres en surplomb de la salle qui finit de se remplir. Depuis qu’on a retrouvé des intrus en balade dans les cintres – ils avaient réussi à se faufiler backstage et grimper incognito – Claude (Claude N’Guyen, c’est notre boss, il a une fille super moumoune, Geneviève, elle passe de temps en temps au Palais abuser de la générosité de son père et nous rendre fous d’amour) a décidé de prendre des mesures. Un maladroit, voire un candidat au suicide qui viendrait à pleuvoir sur le public, sûr que ça ferait désordre. En conséquence, à chaque représentation on désigne un volontaire pour interdire à toute personne non autorisée l’accès à la passerelle. Pour quelque obscure raison ce sont les poursuiteurs qui sont chargés du boulot. À tour de rôle l’un d’entre nous est dispensé d’éclairage et passe la soirée dans les hauteurs à garantir l’intégrité des lieux. Ce soir c’est mon tour. Alors qu’une douce somnolence commence à m’envahir il me semble entendre un bruit de pas en approche des quelques marches, métalliques elles aussi, en haut desquelles je suis perché. J’espère que l’indésirable va pas faire d’histoires quand je lui dirai que stop désolé on passe pas, la passerelle est interdite au public et tout ça. D’autant que la paire de tiags qui marquent un temps d’arrêt là en bas c’est pas du 36 fillette. La pénombre ambiante et surtout la poutrelle en acier qui oblige à se baisser pour attaquer les marches m’empêchent de distinguer le visage de l’intrus. J’augmente la puissance de ma torche et, d’une voix aussi dissuasive que  possible je me lance.

– Bonsoir. Excusez-moi mais les ordres sont formels. Cette zone est strictement interdite au public.

À en croire la santiag qu’il vient de poser sur la première marche, soit le mec est sourd, soit, comme je le redoute, il a pas envie d’entendre. La seconde santiag attaque la deuxième marche. Je réitère mon injonction.

– On passe pas, désolé !

Je suis tout sauf à l’aise. Les tiags persistent dans leur ascension. Au terme de laquelle une tête passe sous la poutrelle et vient se redresser à vingt centimètres de la mienne.

– Si, on passe ! Mais c’est bien, fils, continue à garder la passerelle pendant que je vais faire un tour là-haut !

Simultanément une pogne bagouzée tête de mort et néanmoins amicale se pose sur mon épaule.

Que je suis con ! On m’a prévenu pourtant ! Quand il joue Porte de Versailles, avant de partager toute la musique qu’il aime avec ses fans de radis, le Jojo il aime bien monter prendre la température de la salle. S’assurer qu’elle est à point. Ça le motive. C’est humain. Il est humain, Jojo, on peut pas lui enlever ça. C’en est même un brave, d’humain. Ça a pas échappé à la faune de parasites qui lui fument ses clopes, descendent son Jack Daniel’s, sniffent sa coke et tirent ses groupies.

– Ouah ! Salut Johnny ! Je vous avais pas reconnu !

Un tantinet déconcerté, Juvénal Valbueno se tourne vers Tyler.

– Qu’est-ce qu’il raconte, ton gars ? Pourquoi il m’appelle Johnny ?

 

demain chap 17 : « Des fleurs, des feuilles et des branches »

« MARS 2221, roman » (chap 16 : La poutre dans ton œil (suite))

Tiens c’est lundi sous la pluie et faut remettre ça. Pendant qu’en Phronce, grâce à Taïaut-Retaïaut et ses potes vautours, les oiseaux migrateurs ont intérêt à planquer ce qui leur reste de plumes et que, 5000 kms en bas à droite, Bibi l’irresponsable, Bibi le fou furieux, Bibi le lâche, le tueur d’enfants, Bibi le bipède le plus immonde que la terre ait porté continue sa descente en piqué vers les égouts de l’histoire, lui et tous ceux qui auraient les moyens de le ceinturer mais qui, mais que… Ici sur fyr  (et sur mon blog Médiapart) on continue de relire « MARS 2221, roman ».

résumé : Tyler descend prévenir Valbueno de l’arrivée du narrateur. Qui en profite pour s’assoupir… et son hippocampe pour faire des siennes…

J’entends ses pas résonner sur le métal des marches puis plus rien. J’ai chaud dans ce putain de scaphandre. Plus la fatigue de la matinée… À peine je me suis posé que je me sens partir. Comme le mois dernier où j’ai failli assommer un spectateur. On recevait « Holiday on Ice ». À l’entracte, les poursuiteurs ont ordre de rabattre le canon de leur projo sur le côté. Baisse d’attention due à une journée de fac bien remplie – bédos en nombre avant quatre heures de festival Marx Brothers au « Champo » – j’avais négligé cette consigne impérative. Résultat, dans son irrépressible envie de bière, le monsieur en-dessous s’était relevé trop hâtivement. Bing son crâne ! Preuve qu’au spectacle comme ailleurs, y en a marre d’être pauvre. Non seulement de tout en haut des gradins on voit pas aussi bien que le classeux moyen supérieur qui a pu investir dans un fauteuil d’orchestre mais on vit dangereusement. C’est qu’au Palais des Sports de la porte de Versailles millésime 1971, les bébés qui nous sont confiés à nous autres étudiants travailleurs du soir espoir c’est pas des lampes de poche ! Montés sur trépied articulé, ces tubes en ferraille longs d’un mètre cinquante sur quarante centimètres de diamètre évoquent à s’y méprendre les pièces d’artillerie dans le viseur desquelles, dans les films de guerre avec Jaune Ouailline et Robert Atchoum, les stuka boys ont intérêt à savoir manier le manche à balai. Je m’étais confondu en excuses et comme souvent les pauvres, le papa avait pas fait de vagues. Faut dire les cabrioles sur patins à glace de Blanche-Neige en collant pastel, paluchée en tout bien tout honneur par un Babar sous Tranxene 5 et Mickey qui trouve ça drôle, ça prédispose pas aux réactions violentes.

Mais ce soir c’est pas « Holiday on Ice » qu’on applaudit des deux pieds. Ce soir et pour une petite semaine seulement notre cher public est venu voir et entendre… Johnny « Kili Kili Watch » Hallyday !!! Et voilà-t-y pas qu’en première partie Nanette Workman y va de sa chansonnette. Ex choriste de Johnny mais aussi des Rolling Stones, John Lennon, Ringo Starr et quelques autres, c’est dire comme elle est bonne, la Nanette ! Hier, à cause de sa mini mini ultra inspirante, j’en ai pris plein les oreilles. Putain ça gueulait dans le casque. « LE 8 !!! LE 8 !!! LE 8, BORDEL, CAISSE TU FOUS ??? AU NOIR J’AI DIT, MERDE !!! AU NOIR !!! ». Hé mais c’était moi, le « 8 » !!! Le poursuiteur numéro 8 dont le kiff secret sur ce spectacle, quand Nanette a fini de chanter « ♫The night they drove old Dixie down♫ », qu’elle se lève du piano, salue longuement ses fans et se dirige vers le rideau, c’est de cadrer son popotin émouvantissime en rayon minimum. Une fantaisie qui, d’habitude, m’aide à pas m’endormir et passe totalement inaperçue quand mes onze collègues balancent la sauce, en appui de la centaine de gamelles fixes qui inondent l’avant-scène… Nettement moins inaperçue si, au terme du count-down du poursuiteur leader, juste avant que la Nanette disparaisse entre les rideaux, l’obscurité générale est déclarée et que j’omets d’arrêter mes conneries ! Comme hier. D’où le rab de miches de Nanette Workman gracieusement offert aux 5000 spectateurs ! Et, dans le casque, les noms d’oiseaux à mon endroit. Heureusement pour mézigue et sans remettre en cause ses incontestables qualités de chanteuse, au cas où Nanette Workman aurait pas apprécié mon hommage sincère autant qu’accidentel à sa plastique imparable, sa renommée relativement modeste l’aurait pas autorisée à exiger mon renvoi immédiat …Comme cet enfoiré de Noureev au mois de mai avec Étienne, un autre projectionniste. On recevait l’opéra de Marseille. Ce soir-là, avec sa potesse Noella Pontois, Rudolf devait passer en coup de vent nous régaler de quelques prouesses techniques dont il a le secret. Alors qu’en coulisses l’étoile à matelas répétait un de ces « jetés » redoutables qui font se pâmer les foules, Étienne, vaquant à ses occupations professionnelles, avait osé exister à moins d’un mètre de sa personne. Et en conséquence osé se manger un coup de chausson dans les reins. Quand bien même c’était Étienne qui avait souffert de la collision fortuite, quand bien même l’incident allait pas empêcher la Belle au Bois Dormant de dormir ce soir-là (et nous donc), le Rudolf au bord de la crise de nerfs avait réclamé la tête de son agresseur. Sinon il danserait pas ce soir et na et prout ! Pour éviter l’incident diplomatico chorégraphique, la direction du Palais des Sports s’était illico vautrée à ses pieds. On avait promis au mythomane encollanté que ok d’accord et comment pensez-donc l’inexcusable goujat serait licencié sur l’heure. Ça mangeait pas de pain et ça sauvait la recette…

 

… à suivre de près, demain par exemple …

« MARS 2221, roman » (chap 16 : La poutre dans ton œil)

Il continue à s’en passer de belles dans l’arbre à tomates, même le dimanche ! Cette relecture  de « MARS 2221, roman » se révèle de plus en plus passionnante.

 

16. La poutre dans ton œil

 Bâtiment C. Au terme d’un chemin de croix interminable à travers calibreurs, laveurs, séchoirs, équeuteuses, brosseuses, éplucheurs à corindon rotatif (ou à couteaux), les patates, carottes, navets – les Jardins Suspendus s’honorent de satisfaire également les amateurs de manioc, topinambour, poire de terre, oca du Pérou, glycine tubéreuse, igname, crosne et autres ulluques – sont débarqués en douceur sur des autels déroulants à quatre voies, en offrande à autant de conditionneuses voraces. Il me faut m’arracher à la contemplation incrédule de ce Moloch végétarien car il est 14 h 29 et j’ai rencard à 14 h 30 près des bancs à tubercules. Ponctuel, Tyler Jérôme vient à ma rencontre. Il me tend cinq grosses chipos calleuses à travers leur emballage plastique.

– Salut. Bon, autant que tu le saches et j’en suis pas fier, c’est moi qui avais recommandé à Valbueno l’indélicat récemment composté par ses gorilles. Je compte sur toi pour m’aider à me refaire une crédibilité. D’après ce que m’a dit Anthéa…

– La beu et moi c’est une longue histoire d’amour.

Longue de deux siècles et demi mais ça, ça le regarde pas. Il hoche la tête plus ou moins convaincu et me guide vers un cube de verre qui nous propulse en deux temps trois mouvements vers les hauteurs du tomatier. Enchevêtrement inextricable de branches épaisses et noueuses depuis lesquelles d’autres ramifications de plus en plus modestes plongent et se redressent, offrant leurs grappes multicolores aux mains expertes des récolteurs. À la sortie du cube, une espèce de boulevard, transparent lui aussi, façon « Grand Canyon Skywalk » sur lequel mon guide m’invite à avancer. Malade de vertige mais c’est ça ou redescendre aux patates, je m’exécute. Perchée sur son escabeau une cueilleuse se retourne sur notre passage.

– Salut Tyler, on en est où de mon augmentation ?

– Demande au kyste. Tu te renseigneras pour la mienne par la même occasion.

Il ponctue sa vanne d’une main au cul franche et massive. En représailles, la cueilleuse fait mine de lui balancer le fruit gorgé de jus qu’elle tient dans son gant en caoutchouc mais Tyler est déjà loin. Je le rattrape alors que, téléphone à la main, il compose le code d’ouverture d’une petite porte grillagée, à peine visible entre les branches.

Danger ! Clôture sous tension

Accès réservé aux auxiliaires de maintenance

 La diode de la serrure clignote. La porte s’ouvre. On entre.

– Attention la tête !

Tyler Jérôme referme soigneusement derrière nous. On navigue au jugé dans une jungle obscure, évitant comme on peut les mastra tentacules végétaux qui obstruent le passage. Le puits de lumière pourtant pas loin au-dessus peut pas grand-chose contre l’épaisseur de la canopée.

– Bienvenue à Bornéo !

Après trente secondes de parcours du guérillero on arrive à un étroit escalier descendant. Jérôme baisse la tête pour pas se prendre la poutre rouillée qui barre la première marche. Passé de l’autre côté il se retourne.

– Reste là. Je descends dire à Valbueno que t’es arrivé. J’en ai pas pour longtemps.

 

la suite demain